ENTROPIE
préface de Etienne Hatt


Dans l'atelier de Vincent Lemaire, tel que je l'ai vu, il y a un agrandisseur, une ampoule rouge inactinique, un éclairage à LED scotché au plafond, des boîtes de papier photographique argentique mais a priori pas d'appareil ; il n'y a pas non plus de livre d'histoire de l'art ou de la photographie mais des images astronomiques, une carte du monde localisant les familles de primates et la liste des « Vénus » préhistoriques classées d'abord selon leur âge, puis selon la date de leur découverte ; il y a des grands cartons marqués du mot « Tubes », des néons brisés et des morceaux d'asphalte ; il y a des boîtes de Pétri et des plaques de verre sur lesquelles se déploient d'étranges rhizomes blanchâtres ; il y a des petites poulies disposées sur une table comme des spécimens dans un muséum d'histoire naturelle, de la ficelle et des lamelles de plomb ; surtout, il y a quantité de photographies encadrées, souvent petites, la plupart emballées ou empilées les unes sur les autres, plus rarement accrochées sur un mur mité de petits trous.
    
Si je m'attarde ainsi sur l'espace de travail de Vincent Lemaire, ce n'est pas pour le plaisir d'un inventaire à la Prévert mais pour donner une idée la plus simple de la complexité de sa pratique photographique. Car cette dernière ne consiste pas à prendre des instantanés du monde extérieur mais à générer, dans un atelier aux allures de laboratoire photographique et scientifique, ses propres images qui instaurent leurs propres récit et temporalité. 
    
Dans ce laboratoire, Vincent Lemaire multiplie les expériences. Pourtant, on ne saurait le considérer comme un photographe expérimental. Il ne joue, en effet, pas du photographique, de la lumière et de la chimie, pour pousser plus loin les limites du médium, comme le font nombre de ses contemporains. Il recourt, d'une part, au photogramme, soit l'empreinte en négatif d'un objet posé directement sur du papier photosensible, et, d'autre part, à la photographie argentique conventionnelle mais, le plus souvent, d'écran de son ordinateur grâce auquel il collecte et retouche des images. Le premier procédé, archaïque au double sens d'historique et élémentaire, fut mis au point par les inventeurs de la photographie et actualisé par les avant-gardes du 20e siècle quand le second est caractéristique de sa génération qui vit arriver la technologie numérique et n'hésite pas à la mêler à l'argentique.
    
Si elles ne sont pas photographiques, de quel ordre sont ses expériences ? Les titres des œuvres produites ces dernières années et ici réunies offrent un indice. Émergences, Émergences matriarcales, Matriarches, Lithopanspermie, Entropie : ce qui anime Vincent Lemaire, c'est la question des origines, du développement et de l'épuisement de la vie. Pour en rester aux deux derniers titres, « lithopanspermie » désigne l'hypothèse selon laquelle des corps rocheux extraterrestres seraient à l'origine de la vie sur Terre, tandis qu'« entropie » renvoie, en physique, à des notions de déséquilibre, dégradation et déperdition. Nourri de ces théories scientifiques, Vincent Lemaire leur donne une forme poétique en associant différents éléments sortis de son propre tableau périodique.
    
Le premier de ces éléments est le myxomycète, organisme unicellulaire communément appelé « blob ». Ni animal ni végétal ni champignon, il a la propriété de doubler de taille en un jour. L'artiste en a mis en culture dans des boîtes de Pétri avant de les laisser se développer sur des plaques de verre et d'en tirer des photogrammes. Le deuxième est la « Vénus » préhistorique. Représentations originelles du corps humain, plus précisément féminin, ces statuettes ont longtemps été associées, par leur morphologie, à l'idée de fécondité et de maternité. Le troisième est le néon dont Vincent Lemaire fait grand usage depuis une quinzaine d'années. L'artiste en brise les tubes et, à partir de ces segments irréguliers, obtient des photogrammes qui révèlent leur texture invisible à l'œil nu. Le quatrième, enfin, est l'asphalte. Vincent Lemaire en récupère des morceaux dans la rue, les utilise tels quels ou les pose sur un tirage en cours afin de recouvrir partiellement un paysage apparemment vierge de toute présence humaine. 
    
Dans le tableau périodique de Vincent Lemaire, le néon et l'asphalte semblent occuper une place à part, voire incongrue. Or, témoins de notre civilisation industrielle et technique qui, aboutissement des origines, est peut-être la dernière étape de l'humanité, ils traduisent aussi un état spécifique de l'énergie et de la matière. Hors d'usage, vidés de leur gaz, les tubes de néon ne sont plus les sources de lumière qu'ils étaient mais de la matière solide rendue inerte tout comme l'est l'asphalte issu d'hydrocarbures. Le néon et l'asphalte, mais aussi le « blob » et la « Vénus » sont des éléments dont Vincent Lemaire, en cela proche des artistes de l'Arte Povera et de Joseph Beuys, exploite la charge matérielle, énergétique et symbolique. 
    
Dépassant ainsi une approche littérale des images et des objets, Vincent Lemaire peut rapprocher, pour les associer ou les confronter, ces éléments dans des compositions ou, comme il les appelle, des « installations murales ». Les premières associent des images de même nature. Organisés en séquences ou superposés sur une même feuille, les « blobs » de la série Émergence rendent compte de leur croissance. Disposées en arbre, les « Vénus » devenues des Matriarches créent une potentielle généalogie féminine. Les secondes confrontent des éléments de natures différentes : les photogrammes de néons et les morceaux d'asphalte dans les équilibres précaires des Lithopanspermie ; les « Vénus » et les néons de la série Émergence matriarcale ; enfin, un paysage empreint d'asphalte, une « Vénus » et un « blob » dans la composition Entropie. Ce qui intéresse l'artiste dans ces rapprochements, c'est le temps qu'ils instaurent. Qu'il soit linéaire ou cyclique, il maintient une tension constante entre passé et présent au fondement de la grande histoire de la vie que Vincent Lemaire nous raconte.