MARIE AERTS, LE VIDE DÉMASQUÉ
LA « FATIGUE D'ÊTRE SOI » par Alice Laguarda*

Soit trois Portraits de « L'homme sans tête » réalisés en 2009 par Marie Aerts, en collaboration avec Studio Harcourt Paris. L'on y reconnaît d'emblée la griffe de ce célèbre studio de photographie qui, depuis les années 1930, réalise des portraits de stars de cinéma en noir et blanc, figures déifiées, portraits intemporels incarnant dans l'imaginaire collectif une forme de beauté parfaite et inatteignable : « Le sujet Harcourt regarde ailleurs, en un autre lieu. Il rompt manifestement la communication avec celui qui le contemple. Il maintient le lointain, la distance : « unique apparition d'un lointain », c'est-à-dire, très précisément, l'aura. Le corps Harcourt est intouchable, insulaire » (1). Les portraits de l'homme sans tête sont fidèles à l'esthétique Harcourt : anti-naturalisme du décor et des poses, forts contrastes entre les parties sombres et les parties claires de l'image, halo de lumière autour de la silhouette.
Mais il y manque l'essentiel, le visage restitué dans sa sacralité. Dans la proposition de Marie Aerts, point de fascination possible pour un modèle idéal. Un sentiment de comique et de dérisoire apparaît, devant cette figure d'un humain tronqué, incomplet, engoncé dans son costume cravate, vide de toute identité et personnalité.
Comme une mise en scène d'un pouvoir dont l'aura aurait été escamotée, l'artificialité propre à l'esthétique Harcourt en accentuant l'effet de vide. Dans la vidéo Trou noir, l'homme sans tête, assis face à nous, plonge la main dans son col pour tenter d'en extirper une masse informe - peut-être des cheveux, des poils ? -, et de cette tentative rien ne naît, aucun visage ne nous est révélé.

L'homme sans tête créé par Marie Aerts est l'objet régulier de performances, vidéos et photographies. Il apparaît comme un corps vide : vide d'identité, de décision, d'ambition, de désir. Un être sans histoire, sans passé ni futur. Un corps qui a perdu le lien avec les autres et avec la société, un corps absurde, désarticulé. Toute singularité, toute capacité d'individuation semblent s'être effacées devant le modèle uniformisé d'un humain générique, produit de nos sociétés contemporaines : un humain fragilisé, infantilisé, en proie au refoulement et à la dépression. Un humain saisi de terreur face aux discours de la performance, du « plus vaut plus », de l'adaptabilité et de l'interchangeabilité permanentes, paralysé par la « fatigue d'être soi » (2).
L'homme sans tête portraituré par Studio Harcourt Paris contient ce paradoxe, déjà porté par le style photographique du Studio : ceux qui viennent s'y faire photographier, stars ou anonymes en quête d'immortalité, n'acceptent-ils pas finalement « d'entrer dans le même moule, d'avoir le même corps, le même grain de peau, le même regard... » ? (3). Le costume cravate noir de  L'homme sans tête n'a rien de rassurant : le noir appuie, justement, sur ce phénomène d'absorption, d'oubli, d'aspiration. L'uniforme du costume renvoie aussi à l'idée d'une violence « douce », celle du signe d'intégration, du conformisme inhérents à nos sociétés. L'homme est ici privé de sa part distinctive, de sa pleine part d'humanité : pensée, perception, émotions ont été gommées, ne reste qu'un proto-humain, qui ne sait pas où ni comment avancer, évoluer, exister.
Une inquiétude surgit alors : cet humain, comme vidé de sa substance vitale, va-t-il disparaître totalement, nous prépare-t-il à un adieu à la figure humaine ? Devons-nous ici nous inscrire dans une histoire des esthétiques de la disparition, comme dans l'oeuvre vidéo de Peter Land intitulée The Lake (1998) - On y voit l'artiste, habillé en chasseur, monter sur une embarcation, son fusil en bandoulière. Puis il retourne son arme contre la barque, tire un coup de feu qui en crève le fond. La barque coule, l'artiste s'enfonce avec elle sous le lac : Peter Land « expérimente la chute comme un contrepoids aux modèles démiurgiques de l'élévation et de la suspension » (4).


OPACITÉS DU POUVOIR
La figure de L'homme sans tête est une représentation de la société des travailleurs modernes, employés et cadres des mondes de l'entreprise et des marchés financiers. Elle incarne la peur face à l'opacité de ces mondes, des transactions financières, cette folie de la spéculation, l'oubli de soi qui en découle. Les récents événements qui nous ont plongés dans la crise financière mondiale ont fait surgir une forme de pouvoir très déstabilisante : un pouvoir diffus, dont il semble quasiment impossible d'identifier la tête. Un pouvoir aux ramifications complexes, un réseau aux origines insaisissables, déclencheur d'un puissant chaos économique, politique et social. Un pouvoir, aussi, révélé dans son absurdité, sans sens, objet du superbe film de Michel Deville, Le dossier 51 (1978). Sur le mode de la caméra subjective, le film montre la construction d'une enquête par un service secret sur un personnage de haut fonctionnaire dont l'existence est disséquée et dont les secrets de famille, révélés par l'enquête,
conduisent au suicide du personnage. Ce personnage, Dominique Auphal, est réduit à une accumulation de fiches, de documents, d'évaluations et de simulations qui composent Le dossier 51. Filatures, enquêtes de voisinage et manipulations psychologiques révèlent un monde froid, peuplé d'êtres anonymes, espions interchangeables sans émotions ni sens moral. Une masse sombre et inquiétante apparaît, qui obéit à ses propres règles et a le pouvoir de vie ou de mort sur les individus. On retrouve cette idée d'une masse à la fois diffuse et uniformisée dans l'un des projets de Marie Aerts, l'organisation d'un défilé d'hommes sans têtes avec d'anciens militaires. Dans une autre vidéo, des hommes sans têtes apparaissent et disparaissent dans un paysage de dunes, sans que l'on sache pourquoi ils cherchent à se réunir. L'accroissement des biopolitiques, la peur du contrôle - qu'elle soit fondée ou non -, la domination d'une vision utilitariste de l'humain rendent encore plus effrayantes ces armées sans but. Cette situation renforce son état de vulnérabilité. S'agit-il de normaliser la docilité, l'obéissance pour que chacun se dilue toujours un peu plus dans cette masse informe, exécutant les mêmes gestes et ordres au même moment ?

Les mises en scène de Marie Aerts nous montrent un pouvoir mis à nu, qui n'a plus de signification, plus de but, mais dont la part menaçante demeure. Dans la vidéo de Sylvie Blocher intitulée Men In Pink (2001), c'est tout le tragique de la déliaison entre l'individu et l'espoir dans un monde commun qui nous est révélé. La chorale d'homosexuels Les caramels fous interprète successivement deux chansons qui ont marqué l'histoire culturelle et politique du XXe siècle, L'Internationale et La marche des nains extraite du dessin animé de Walt Disney, Blanche-Neige et les sept nains - dont la mélodie serait inspirée d'une marche militaire allemande prisée des nazis. Les choristes, en costumes gris foncés et cravates noires, se mettent des bas nylons roses sur la tête et les trouent en s'enfonçant les doigts dans la bouche, avant d'entonner la chanson des sept nains. Par la succession de ces chants aux idéologies opposées, une coupure définitive semble s'être instaurée entre les hommes et la signification du monde dans lequel ils vivent, comme si tout s'équivalait. L'acte du chant collectif a perdu toute fonction rassembleuse, il n'incarne plus aucune promesse d'avenir meilleur. L'individu s'est dissout dans la masse, mais cette masse n'a plus de sens.

Marie Aerts conçoit une série de dessins, Armes, représentant à l'échelle réelle des armes à feu illustrant la culture des armes dans nos sociétés contemporaines : Kalashnikov, Python, mitrailleuse, fusil d'assaut... qui s'inscrivent dans la déferlante d'images et de représentations du cinéma, des clips vidéo et des séries télévisées. Des armes qui sont à la fois les produits de technologies toujours plus sophistiquées et les objets de multiples formes de fétichisme - par exemple, les noms de starlettes de cinéma dont les soldats américains affublaient les bombes larguées au Japon ou au Vietnam -, et dont le cinéma constitue l'une des réserves les plus signifiantes, du film noir américain des années 1940 jusqu'à Reservoir dogs de Quentin Tarantino ou Scarface de Brian de Palma. Ainsi, par exemple, les personnages masculins de Scarface (1983) incarnent des valeurs régressives, au coeur desquelles la violence apparaît comme un phénomène nécessaire pour survivre, avec ses « pionniers » d'un nouveau genre : des pionniers qui la justifient comme preuve de vitalité et d'aptitude, comme gage pour franchir les échelons de la société du crime. Le mythe du chasseur, du tueur solitaire sert le projet d'une fuite en avant qui refoule le réel, le quotidien, le monde commun des plaisirs et des peines. Le film met en avant des « forces » d'ordre spontané, agressif, conquérant, précipité. L'outrance, l'idéologie de la surenchère mènent à une confusion totale entre ce qui est du domaine du fantasme et ce qui ne l'est pas. On a promu le vouloir à la place de la connaissance : c'est l'excès qui est devenu important. Mais les armes ont, elles aussi, été vidées de leur substance dans les dessins de Marie Aerts, débarrassées de toute utilité, de toute efficacité, tronquées, puisque les barillets en ont été ôtés. La violence ostentatoire de l'arme à feu, le fétichisme dont elle fait hélas l'objet, sont désamorcés. Il n'y a plus de vouloir, plus de jouissance, plus de sadisme

UN CORPS TRANSFORMÉ ?
« L'homme sans tête » est un être dont l'indéfinition est aussi une force. Finalement, c'est un état intermédiaire de l'humain que Marie Aerts nous donne à voir, promesse d'une transformation, d'un ré-enchantement possibles. Dans la vidéo Faux départ, l'homme sans tête, sur fond sonore de championnat d'athlétisme, ne réussit pas à prendre le bon départ d'une course. Dans une autre vidéo, il expulse de lui une étrange et épaisse fumée qui est peut-être le signe d'une reconfiguration, d'une substance vitale qui finalement pourraient préparer à autre chose, lui permettre de reprendre contact avec lui-même. L'artiste s'est beaucoup intéressée aux thèses de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur le pouvoir et la représentation du corps, en particulier dans Capitalisme et schizophrénie (5). Et l'on pourrait faire l'hypothèse qu'il y a dans son travail, dont les premières expressions engageaient la performance et s'inscrivaient dans l'héritage du Body Art, une réactivation possible et une appropriation du Corps sans organes. Le Corps sans organes ne désigne pas le corps physique ou le corps psychique d'un individu. Il faut plutôt le considérer comme une idée de corps, qui ferait la synthèse entre différents états, qualités physiques et psychiques, et dont le point commun serait d'apporter une forme de résistance aux phénomènes de socialisation à l'oeuvre dans nos sociétés. Ce corps, c'est aussi celui des animaux empaillés (taupes, fouines, corbeaux, considérés comme nuisibles ou inquiétants) dont la tête est aspirée à l'intérieur du corps et que Marie Aerts présente dans son exposition au Studio Harcourt Paris.
En somme, c'est un nouveau type de corps que Marie Aerts tente de construire, qui se défend, résiste, contre le « corps » de l'individu ou de la société modernes, normés, aseptisés, morcelés, disséqués, évalués, agressés par les biopolotiques et menaces fascistes de toutes sortes. Un corps aux identités multiples et peut-être contradictoires, et dont la vocation serait d'échapper aux classifications fixes, rigides, définitives. Un corps qui s'emballe et perd le contrôle de ses représentations, union de dynamiques contraires, denses, entre vie et mort, répulsion et attraction, production et anti-production, fonctionnement et dysfonctionnement... L'on pourrait identifier, dans l'art contemporain, de nombreuses manifestations de ce corps : peut-être, par exemple, que Le mannequin d'Alain Séchas (1985), qui nous présente un mannequin de caoutchouc mousse en costume, les jambes en l'air, la tête plongée dans une cuvette en plastique remplie de plâtre, n'est pas qu'une vision désespérée des phénomènes sociaux décrits plus haut, l'expression d'une peur panique face à la société, à la dissolution de l'individu dans un néant absurde. Mais plutôt une manière de figurer l'humain entre chaos et ordre, tentation suicidaire et désir de vie, jeu et sérieux. Les One minute Sculptures (1997-98) d'Erwin Wurm - réalisations de gestes absurdes par différentes personnes dans des espaces banals ou incongrus, mais que leurs corps sont capables d'accomplir -, pourraient aussi être considérées comme formalisations du Corps sans organes. Des instructions commandent de porter au même moment toute sa garde-robe, de rester cinq minutes les pieds dans un seau. Un homme se courbe le long d'un mur, sa tête invisible engoncée dans le mur, un autre est coincé debout entre deux matelas, un autre encore porte des pots de fleurs posés sur ses avant-bras ...

Tous ces jeux avec un corps humain contraint, aux effets parfois burlesques, participent d'une oscillation, d'une tension permanente entre fonctionnement et dysfonctionnement, fixité et mouvement, ordre et chaos : car le Corps sans organes, « on n'y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n'a jamais fini d'y accéder, c'est une limite » (6). C'est le maintien de cette tension qui crée la résistance à toutes les formes de contrôle, mais aussi, peut-être, à toutes les « fatigues d'être soi ». Marie Aerts use de la représentation du corps humain en des termes similaires, la désarticulation du corps de l'homme sans tête annonce un nouvel humain, qui n'obéira plus aux règles de soumission ni à la peur. Un corps diffus et reconfiguré, miroir inversé de l'image du pouvoir d'aujourd'hui, qui vient opposer une forme de résistance au chaos destructeur que celui-ci ne cesse de nous promettre.

Alice Laguarda
Philosophe et architecte, Alice Laguarda est critique d'art et d'architecture. Collaborant à diverses revues spécialisées (Art Press, Art Présence, IN/EX, Revue d'esthétique...), auteur de plusieurs ouvrages sur l'architecture contemporaine, elle a créé et dirigé le journal mensuel Parpaings aux éditions Jean-Michel Place de 1999 à 2002. Elle est professeur d'esthétique à l'Ecole supérieure des arts et médias de Caen.


Notes :
(1) et (3) Dominique Baqué, Visages. Du masque grec à la greffe du
visage, Paris : éditions du Regard, 2007.
(2) Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi. Dépression et société, Paris: Odile Jacob, 2000.
(4) Françoise Parfait, catalogue Collection nouveaux médias - Installations, Paris : Centre Georges Pompidou, 2007.
(5) Capitalisme et schizophrénie. 1 - L'Anti-Oedipe, 1972 ; 2 - Mille plateaux, 1980, Paris : éditions de Minuit.
(6) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, 1980, Paris : éditions de Minuit.