La Critique.org, article de Pauline Lisowski 1/12/2020
Point Contemporain - entretien Louisa Marajo sept 2020
L'Oeil du Lézard, interview 11 mai 2019 
revue 50 /52 Art contemporain - novembre 2018
Texte d'Eric Suchère, poète et critique d'art - janvier 2013.


Un refuge au coeur même du naufrage
Texte de Dénètem Touam Bona, philosophe, à l'occasion de l'exposition « An dlo sargas viré ! » (mars 2023)


Une marée brune et dorée. Des algues spectrales font continuellement retour sur les rivages caraïbéens. Des pêcheurs restent à quai, des côtiers fuient leurs maisons, des écoles ferment, des enfants, des femmes, des hommes tombent et sont hospitalisés. Depuis des côtes gonflées par la putréfaction des sargasses, un vent de mort ronge la Martinique : le souffle d'une eau qui a « viré » et qui gangrène autant les existences que les biens matériels auxquels elles sont liées. Si, en un temps record, les miasmes (gaz neurotoxiques) des sargasses peuvent transformer en rouille le moindre micro-processeur, et donc faire périr en masse climatiseurs, smartphones ou télés, quels effets sur des vies humaines...
« An dlo sargas viré ! »1 ; cri d'alerte face à cette étrange nécrose, au travail d'une mort liquide au sein même de la vie. Mais qui crie justement ? Peut-on alerter sans allumer un feu ?! Du golfe du Mexique à celui de Guinée, les sargasses incendient les bords de mer de leur jaune doré afin de nous guérir de notre cécité. Brûlures, cendres, flammes... ; dans son travail de création, Louisa Marajo a toujours « joué » avec le feu, l'agent par excellence de la métamorphose et de l'insurrection. D'un craquement d'allumettes, l'artiste martiniquaise éclaire d'une lumière fragile et mouvante l'énigme « sargas », et opère ainsi un acte de divination – esquisse d'un acte de guérison. Il s'agit d'abord d'entendre l'appel des algues de feu et d'en tirer des enseignements, car il se pourrait bien qu'il y ait une sagesse des sargasses...
Ces algues « invasives » exhibent en effet l'envers de la carte postale - un motif récurent dans le travail de Louisa Marajo. Par leur décomposition, elles nous rappellent que la violence et la mort demeurent au cœur de notre monde au point de remettre en question la possibilité même d'un futur (dérèglements climatiques, extinctions de masse, etc.).
« 21 septembre 1492, nous trouvons tant d'herbe sur la mer qu'elle en semble caillée », note Christophe Colomb alors que son navire se trouve immobilisé dans la Mer des sargasses. A l'image des lianes dans les forêts tropicales, les amas de sargasses ont longtemps été perçus comme des entraves à la pénétration coloniale. Combien de navires de conquistadores et de négriers se perdirent dans le territoire de ces algues indociles ?! Le feu des sargasses est fougue révolutionnaire. Dans l'expérience d'immersion que propose à l'Atrium Louisa Marajo, « Sargas » est le nom de puissances protectrices des océans qui font (cha)viré un container et le convertissent ainsi en propulseur de rêves.
Les sargasses sont des « pharmakon », à la fois remède et poison, elles ne font qu'incorporer le mal et nous le restituer. Il ne s'agit pas de culpabiliser mais de comprendre que ce qui se passe là-bas a des répercussions ici, et vice-versa. De l'Amazonie à Bornéo en passant par le bassin du Congo, nous sommes pris dans la chaîne globale des déforestations massives, des extractions minières, des monocultures industrielles et de leur usage à grande échelle de la mort chimique (le chlordécone est l'un de ses plus féroces exécutants !), etc. C'est de tout ce déversement de flux toxiques et de terres zombifiées, via les fleuves et cours d'eau, que se nourrissent les
sargasses. Finalement, elles ne font que défendre leurs territoires océaniques même si c'est au prix de ravages sur les littoraux tropicaux (y compris récifs coraliens, mangroves, etc.). Bien sûr, nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Si les plus gros pollueurs et dévoreurs du monde se trouvent dans les Nords, ceux qui trinquent et doivent avaler le rhum amer sont, comme toujours, d'abord dans les Suds. Le peu d'attention dans l'Hexagone et en Europe en général (1ère actrice par ses importations agro-alimentaires de la destruction de l'Amazonie) pour l'échouage massif des sargasses, on le doit sans doute à une certaine mélancolie (post)coloniale. Que ces algues « invasives » aient le culot de souiller des plages blanches, de brûler le fantasme patriarcal d'îles vierges et innocentes, voilà le vrai scandale aux yeux des VIP du tourisme international !
Louisa Marajo ne se complait pas dans les ruines, dans les discours et esthétiques de
l'effondrement dont se délecte le capitalisme de la catastrophe. A la dévastation en cours, elle répond par un échafaudage hallucinatoire : un enchevêtrement tourbillonnant de palettes qui active un changement d'échelle et démultiplie les perspectives sur notre situation contemporaine. « An dlo sargas viré ! » met en scène des esprits aquatiques qui virevoltent et incitent aux volte- face de la révolte contre la marchandisation intégrale du vivant dont la « traite des nègres » constitua le moment inaugural. « Nègre » n'est pas un mot mais un mauvais sort : sorcellerie du capital qui transforme des humains en pièces détachées. C'est dans les boyaux du bateau négrier - le premier container - qu'on a mis au point cette drôle de biologie politique qui s'attache à trier, à sélectionner, à gérer les vies dénudées. C'est en ce point qu'est née l'humanité en stock, les « ressources humaines » : une humanité gérée à flux tendus, convertible en sucre, en coton, en indigo, en bananes, en actions, en big datas.
« An dlo sargas viré ! » n'est pas une exposition mais un rituel de conjuration où l'entité
convoquée, « Sargas », garde la mémoire du « gouffre »2 et exige justice ! Le lieu de célébration : un container échoué dans le bleu profond de la mer, la matrice de toute
vie sur terre.
Le mode opératoire de l'artiste : le recyclage et détournement offensif de la palette, l'outil de base des chaînes logistiques de Babylon. Le défi lancé à tous : produire un « dehors » - le palenque3 d'une communauté marronne à venir - dans un « dedans » asphyxiant (le container). Le mouvement hélicoïdal des palettes enchâssées fait de l'installation de Louisa Marajo un vortex : un sas spatio-temporel ouvrant sur d'autres dimensions, d'autres temporalités que celles de l'ordre dominant. « Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d'où un authentique surgissement peut prendre naissance », nous rappelle Frantz Fanon. Ici, la « zone de non-être » c'est celle du container, de la néantisation de
nos existences et de nos milieux de vie. On peut donc voir dans l'ensemble du dispositif « An dlo sargas viré ! » (palettes diffractées, projections, photos et autres éléments combinés) une rampe de lancement plutôt qu'une construction déterminée. Ainsi, c'est à une expérience onirique d'immersion et d'éveil critique que Louisa Marajo nous invite : l'expérience d'un refuge possible au cœur même du naufrage. Plutôt que de se perdre dans des dystopies, réactivons des utopies concrètes à partir des échos des résistances créatrices de ceux qui nous ont précédés...


1 Expression empruntée à l'artiste martiniquaise Simone Legrand, avec son aimable autorisation.
2 Référence au « gouffre-matrice » d'Edouard Glissant, dans le poème « La barque ouverte ».
3 « Palenque » désigne dans des pays comme Cuba ou la Colombie, les communautés marronnes. L'étymologie du terme renvoie aux palissades de pieux (camouflées par la végétation) qui assuraient la défense des villages- refuges des Marrons