ILLUMINATIONS
Texte de Michel Nuritsany - février 2023


En plein milieu du visible, un fauteuil saisi dans une lumière violente, évident comme une apparition. Un fauteuil là, au coeur des ténèbres, dans la netteté d'un carré jaune vif qui le cerne et en même temps l'envahit, brûle, éclabousse l'alentour, un peu ivre, dévore les pieds du meuble et jusqu'à son assise, appuyé sur des ombres qui fuient ou se dérobent. Ainsi isolé, improbable et décisif, l'objet impose sa souveraineté au sein d'une tourmente de couleurs brossées, fouettées, jetées, incandescentes parmi des surprises et des poudroiements, des perspectives qui se contredisent et chavirent, ouvrent l'espace ou le ferment, on ne sait. On ne sait, mais voilà une base chahutée qui forme à la fois un chaos et une genèse, un haut qui, à gauche, ouvre le tableau à des lointains ambigus et à gauche à des lumières d'aube, chaudes, irisées, semblables à celle des ports de Claude Gelée, et, dans un embrouillamini de bruns glissés, de gris chiffonnés, de jaunes éclatants et de transparences, des allusions à des gants.
Karine Hoffman a peint ce tableau, beau non pas comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, mais fascinant comme un conte de fée où les noirceurs et les flamboiements se mêlent, émerveillent et offusquent. Karine Hoffman sidère et dérange, charme et captive, déconcerte et enchante.
Travaillant naturellement en opposition, peintre du trouble et de l'éclat, elle n'est pas surréaliste, ni même d'inspiration surréaliste, malgré ses objets - baignoires, lits, gants, chaussures -, qui apparaissent fortuitement et se cognent à d'autres objets surgis tout aussi fortuitement, malgré des perspectives bousculées, malgré une sorte de précisionnisme onirique aussi. Karine Hoffman est romantique, voilà. Romantique comme le sont le Nerval du « soleil noir », le Baudelaire des « aimables pestilences » qui utilisent l'oxymore moins pour étonner, moins pour créer un effet de contraste, que pour témoigner de la porosité entre les contraires et les oppositions. Romantiques comme le sont Géricault, Delacroix. Romantique à l'allemande, plus encore peut-être, du côté de Novalis et de ses fragments, ce lieu de l'ouvert, de l'inachèvement, de l'illimité, continent sans frontière, morceau détaché, ébauche, qui fait coupure dans le flux de la pensée, des mots, des formes, de l'accomplissement.
Le tableau, ici, avec ses sujets presque toujours centrés, se donne à voir et à vivre comme espace d'aventure, comme lieu de la liberté de circulation, du déplacement, comme appel au risque, comme enquête peut-être ou abandon aux inquiétantes étrangetés, aux ruptures de ton, aux syncopes, aux vertiges.
Ce sont des illuminations.


K O S M O S
Texte de Théo-Mario Coppola

Karine Hoffman vit et travaille à Paris. Figure rare de la peinture européenne, elle nourrit son oeuvre de traces de mémoire fantôme. Pour sa première exposition à la Galerie Dix9, sont présentées des peintures récentes, construites telles des équations impossibles faisant référence à des lieux ou des vies oubliés, de Lodz à Vilnius. Karine Hoffman définit sa peinture comme un filtre qui révèle ce qui est tombé dans l'oubli, un endroit étranger à elle-même où surgissent des fragments narratifs et des obsessions personnelles; la peinture comme monde et comme lieu d'une quête perpétuelle où l'action est relayée à la marge, faisant place à la fantasmagorie et au jeu.  

Enquête
Les contradictions animent le processus de création picturale de Karine Hoffman. Chaque paradoxe fait écho à la philosophie existentialiste, porté par le souffle d'un empirisme noir : la chair sans ombre est un cadavre sans désir. Ce sont les égarements qui signent la possible construction d'un récit, ce sont eux qui laissent des marges amples au creux desquelles se déversent des fantasmes, des farces, des jeux de mots, des idées grotesques. C'est ainsi que procède Karine Hoffman. Par enquêtes. Des recherches qui se construisent par tâtonnements, par accumulation d'idées et de situations. Chaque peinture s'inscrit dans un parcours, est une étape de cette enquête. Les titres marquent la confusion entre les langues, l'impossibilité de la traduction, la dimension affective des mots. La peinture conserve ainsi son ontologie primordiale, celle du sens caché et non de la révélation nécessaire ou de l'explication forcée.

Dédoublement à l'Est
Avant de connaître la Pologne, de s'y rendre, Karine Hoffman en a livré une vision fantasmée par des éléments épars. Les scènes représentées, abandonnées par l'action principale, suspendues dans un temps incertain, livrent des objets, des mots, comme autant d'indices d'une enquête sur sa destinée personnelle et le passé de la Pologne. Pour Karine Hoffman, la peinture permet de vivre un dédoublement, la fiction d'une autre elle-même vivant l'étrangeté de la peinture, la toute-puissance de la sensation. Exister autrement à travers la peinture lui permet de mettre à distance sa propre histoire, de la vivre comme une invention, un rêve. Cette méthodologie personnelle rappelle que la peinture est oeuvre de mensonge et de secret. Elle procède de la même manière à son retour de Vilnius, avec une série d'oeuvres qui réinterprète un voyage devenu fantasme.

Des paysages-mondes
Horizons entravés par la présence d'un mur, impossible percée vers la lumière, fumée profonde perturbant la vision. Tout ce qui restreint la vue augmente la complexité du paysage. Cryptés, inclusifs, secrets, kabbalistiques, les paysages-mondes de Karine Hoffman contiennent des procédés alchimiques. La translation d'un monde à l'autre, d'un paysage à l'autre, d'un état à l'autre annonce un moment de basculement. La représentation ne doit pas être véridique ou authentique. Chaque peinture est au contraire un monde autonome, constitué de fantasmes et d'apories. Dans la série KOSMOS, si l'horizon semble s'ouvrir, c'est pour prolonger la distance, multiplier les gestes et les textures picturales, les effets de matière par lesquels certains détails des oeuvres tendent à l'abstraction occulte.

Ce que nous devons à Witold Gombrowicz
Witold Gombrowicz est un auteur clef pour saisir l'oeuvre de Karine Hoffman. Il refuse comme elle l'idée de la pureté, l'idée même qu'il puisse exister un état flottant et intact de la pensée, détaché du réel. Au contraire, c'est la contamination des termes, la perturbation perpétuelle et le sacré des énigmes moribondes qui règnent tous ensemble. La forme, sans cesse pareille, sans cesse étrange est inédite. Seule expression possible de notre condition. Une obsession polymorphe, certaine, inexorable. Ni moderne, ni traditionnelle, Cosmos est une oeuvre singulière qui défie les avant-gardes comme les pourfendeurs d'un retour au classicisme. Elle échappe à la catégorisation. Le style vif et enlevé brutalise l'entendement, provoquant une accélération de la compréhension du réel même. Les scènes sont racontées avec une vigueur qui oscille entre le pittoresque outré et le symbolisme démoniaque, entre la recherche d'un état et l'impossible préscience du réel.

Résonnances littéraires
L'oeuvre de Karine Hoffman est traversée par une tradition narrative littéraire, un espace mental textuel dans lequel se côtoient Franz Kafka, Bruno Schulz, Jorge Luis Borges, Philip. K. Dick et Witold Gombrowicz. Chacun d'entre eux avance avec des enquêtes sans solution, poursuivant des quêtes inabouties, construisant des récits qui se bousculent dans des impasses. L'impossible n'est pas une complication mais une méthode de travail, une manière de construire une réflexion sur le monde. Répondre à une interrogation par une autre interrogation prolonge sans cesse l'énergie du questionnement. Le présent n'existe que dans la mesure où il conserve un ensemble d'énigmes, une kyrielle d'indices.

L'Histoire, territoire des abysses
Les scènes représentées semblent échapper à la caractérisation du lieu. Aucun élément d'architecture, aucun repère cartographié. Seuls les indices du temps (mais aussi de l'époque) permettent de saisir une partie de l'enquête. Les titres activent cette narration non conventionnelle, en rupture avec la chronologie ou la véracité des faits, indices et anecdotes à l'appui. Un gant usé, un arbre luminescent, un piolet assassin, une palissade de guingois s'imposent en indice d'une énigme, un territoire des abysses. Tandis que dans les séries précédentes, l'objet demeurait à la mesure humaine, qu'il était encore simple outil, la série Kosmos en démontre la démesure, la distorsion, la délirante présence. Ce sont les objets qui façonnent la dramaturgie. Le monde submerge l'espace, écartant la possible présence humaine. Ce n'est plus l'action abandonnée, la scène délaissée par ses acteurs qui dominent mais l'étrange emprise des objets. Ces scènes opèrent le prolongement d'un rêve, d'une angoisse, d'un trauma: elles marquent l'impossible quiétude des destinées personnelles traversées par l'Histoire.

Théo-Mario Coppola