Jusqu'au bout, par Pierre Giquel


« C?est souvent le sort - ou le tort - des poètes de parler trop tard ou trop tôt. »
Rene Daumal. Les dernières paroles du poète, 1936.

Il fut des époques plus clémentes, plus joyeuses où changer de position, se retourner, virer de bord accompagnaient les élans les plus délurés ; on s?empoignait, on se cabrait, on s?exténuait sans s?abîmer, on changeait d?apparence. On intriguait certes, les profils entraient dans des zones d?indécision, l?audace épousait des défis printaniers. Ces turbulences aimaient les avis contraires, assurément, la fronde accompagnait alors les mouvements de l?impatience.

Si j?évoque ici ces temps plus colorés, coléreux et malicieux, des temps fragiles et le plus souvent éphémères, impossibles à repérer sur la carte du temps, c?est sans doute pour tenter de mesurer l?écart qui s?est creusé entre eux et nous. Mais c?est aussi l?occasion d?accepter un autre point de départ plus dérangeant certainement que l?aujourd?hui balisé, coincé dans des morales apprises, nauséeuses, des retours à l?ordre où séjourne dans un même bain de sang et de boue la collégiale fondamentaliste. De tout bord, de toute bordure. Il me plaît d?imaginer Mehdi-Georges Lahlou déconstruisant les hypocrisies ambiantes, reconstruisant une ère «esthétique» plus douce, plus exaltante, en allant «jusqu?au bout».

«Jusqu?au bout», en évitant un rapport frontal tout en frappant là où ça peut faire mal. Chaque geste, chaque action prennent des allures d?attentat culturel, religieux, esthétique, mais maintiennent vigoureusement des zones d?ambiguïté salvatrice. Ce sont ces zones qu?il nous faut arpenter, ces instabilités où s?échange un corps, celui de l?artiste qui se donne, s?accidente et se lève à nouveau, où se joue le vent incessant de l?expérience.
Une histoire de dégrisement.

Peu d?artistes aujourd?hui affrontent avec autant de désinvolture apparente la question du genre, du rôle dévolu aux femmes et aux hommes, des jeux, des travestissements... Laissant les réponses se déplacer au gré des heurts et des dissemblances, des certitudes et des mensonges. Mehdi-Georges Lahlou procède à une véritable opération de dégrisement des croyances, des langues et des sexes.

La dernière installation-performance «Salât ou autoportrait dirigé» et la vidéo qui en témoigne durent sept heures. A le voir les bras en l?air pendant un temps qui s?étire, on s?étonne. Mais ici, nous est-il précisé, le temps est tel parce qu?il suit les heures d?ouverture du lieu. Mehdi-Georges Lahlou exclut d?emblée toute intention victimaire. Le martyre change de ciel mais n?ajoute pas à la confusion. Il s?agissait de tester la durée et non pas réactiver un quelconque attachement à un souvenir.

Ailleurs c?est pourtant bien la conscience d?une double appartenance, aux rites chrétiens et musulmans, qui conduit l?artiste à faire des choix paradoxaux. Brouiller les pistes reste le moyen le plus sûr pour ne jamais être capturé. A la violence qui transpire dans chaque geste des fidèles, répond l?irrégularité d?une dérobade. Aux foules enivrées Mehdi-Georges Lahlou oppose une attitude sereine qui emprunte autant à l?enfance qu?aux parures du clown. Aux saveurs du pastiche sont associées les joies du détournement.

Cette souplesse verlainienne ne doit pas nous faire oublier certains actes intolérables. C?est bien donc en révolté, en insurgé que s?exprime Mehdi-Georges Lahlou, et les cérémonies auxquelles il nous convie, silencieusement, malgré les risques, les chutes, les ridicules, ressemblent à des actes attentatoires plutôt qu?incantatoires. Le corps, ici, « brillant, vif et fort », ne s?abandonne que pour tracer en nous un doute.
Une joie farceuse
Il y a une jubilation particulière à se tenir ainsi, entre deux sols, deux images, deux comportements. Deux représentations. L?art est affaire d?arrangement et de falsification. En multipliant les identités, on se dissout. On ne cède plus à la fascination tel Narcisse offert à son unique regard. La farce permet d?affiner la méthode.

La force de l?effigie ici c?est de flotter. Les propositions photographiques ne sont pas de simples constats d?action, elles dessinent d?autres corps, des perspectives et des outrances. Des rencontres aussi inattendues qu?infantiles ou blasphématoires.
La photogénie oriente des catastrophes imprévisibles. Mais Mehdi-Georges Lahlou dira toujours plus s?intéresser à l?endurance et ses limites qu?à la souffrance et ses fantômes. Une affaire de morale? De positionnement poétique pour désencombrer le sommeil des uns et titiller la certitude des autres. Je vois les figures qui avancent comme des frissons sortant de l?ombre, capricieux, burlesques, inquiétants.

Le talon aiguille n?interrompt pas la marche: il est le signe d?un égarement, d?une dissemblance. D?une énigme cuisante, d?une chimère. Il est l?écho cinglant d?un refus qui se répercute dans les rangs de pouvoirs modélisants.